11.
Krogson faisait rageusement les cent pas dans son bureau. Il ne se tenait plus d’impatience.
« Il n’y en a sûrement plus que pour un quart d’heure, commander », lui assura Schninkle.
Krogson eut un reniflement de mépris. « C’est ce que vous m’avez déjà dit il y a une heure ! Qu’est-ce qu’ils fabriquent, en bas ? Il me faut l’identité de ce vaisseau, immédiatement !
— Ce n’est pas la faute des hommes de l’identification, répondit Schninkle. Le grand analyseur est en piteux état : le clavier se bloque tout le temps. Mais ils n’osent pas y toucher, car ils ne sont pas certains de savoir le remonter. »
Deux heures plus tard, Krogson était au bord de l’apoplexie. À deux reprises, il avait ordonné le transfert de toute l’équipe d’identification dans un régiment disciplinaire, et chaque fois, il avait annulé l’ordre lorsque Schninkle lui avait fait observer que ces incapables, c’était tout de même mieux que rien.
Les ongles de Krogson étaient rongés jusqu’au sang lorsqu’une voix hésitante s’éleva enfin dans l’intercom :
« Identification, commander Krogson.
— J’écoute.
— L’analyseur dit… » Manifestement, le technicien hésitait à poursuivre.
« Alors, qu’est-ce qu’il dit, l’analyseur ? aboya Krogson.
— Il dit que la structure de l’émission d’énergie correspond à une vieille unité de propulsion individuelle des armées impériales.
— C’est impossible ! bégaya Krogson d’une voix rauque. La dernière base impériale a été écrasée il y a cinq cents ans. L’équipement récupéré est à la décharge depuis longtemps. L’analyseur se trompe !
— Pas cette fois, répondit la voix. Nous avons vérifié la banque de mémoire manuellement ; il n’y a pas d’erreur. Il s’agit bel et bien d’un impérial. Personne ne serait capable de construire une telle unité de propulsion de nos jours. »
Krogson alla s’asseoir dans son fauteuil et, les yeux fermés, se plongea dans une profonde réflexion. « Schninkle, dit-il au bout d’un long moment, j’ai l’impression que nous sommes tombés sur une très grosse affaire. Le Grand Protecteur a sans doute raison en pensant qu’il existe un complot pour le renverser, mais il se trompe peut-être quant à l’identité des comploteurs. Et si un groupe d’impériaux, caché quelque part, attendait sa chance depuis des siècles, depuis la chute de l’Empire ? »
Schninkle digéra l’idée pendant un moment. « Ce n’est pas tout à fait impossible, dit-il, songeur. Si un tel groupe existe, il ne pourrait choisir de meilleur moment pour frapper : le protectorat est tellement branlant qu’un rien suffirait à le faire tomber. »
Plus Krogson y réfléchissait, plus il trouvait cela plausible. Un instant, il eut même la tentation d’étouffer l’affaire. S’il s’agissait vraiment d’impériaux, et s’ils réussissaient à renverser le Grand Protecteur, ils mettraient peut-être fin à la course au pouvoir qui ruinait lentement mais sûrement la galaxie entière – tôt ou tard, tout individu compétent se trouvait pris dans le réseau d’intrigues et de manigances politiques qui couvrait le protectorat entier, contraint, par simple autodéfense, de se frayer un chemin jusqu’au sommet.
Non sans regret, il rejeta cette idée. La priorité absolue était de sauver sa propre peau, et sans délai !
« C’est un bien gros “si”, Schninkle, dit-il. Mais si mon intuition est juste, nous sommes tirés d’affaire. Repérez cet éclaireur et confirmez sa position. » Schninkle se précipita vers la porte. Quelques minutes après, il revint en courant. « Je viens de contacter l’éclaireur lui-même ! s’exclama-t-il, hors d’haleine. Il s’est rapproché de la source du rayonnement. Et ce n’est pas un vaisseau ! C’est un homme dans une armure spatiale ! Il a coupé l’unité de propulsion, et sort du système à quinze cents pieds/seconde. Le pilote attend des instructions.
— Interception et capture ! ordonna Krogson.
Schninkle se dirigeait déjà vers la porte lorsque Krogson l’arrêta : « Un moment ! Quelle est la position exacte de l’éclaireur ? »
Schninkle prit un air penaud. « Il l’ignore, commander.
— Comment !
— Il l’ignore, répéta le petit homme. Son astrordinateur est tombé en panne six heures après le départ.
— C’est bien notre veine ! grommela Krogson. Hum… Dites-lui de continuer à émettre. Cela nous permettra de le localiser. Et pendant que vous y êtes, contactez le commandant de secteur pour le mettre au courant.
— Sauf votre respect, commander, cela ne me semble pas souhaitable.
— Pourquoi ? demanda Krogson.
— Si je ne me trompe, vous êtes son successeur immédiat ?
— En effet.
— Si la chose tourne bien, vous serez donc en position de l’évincer et de prendre son poste, n’est-ce pas ?
— C’est bien possible, reconnut Krogson avec lassitude. Non que j’y tienne particulièrement, d’ailleurs – mais j’y serai contraint. Je commence à me faire vieux, et la nouvelle génération est très, très impatiente. Mon seul choix est de monter dans la hiérarchie ou de disparaître – et quand je dis disparaître, c’est pour de bon, les pieds devant.
— Essayez un moment de vous mettre dans la peau du commandant de secteur, suggéra le petit homme. Que feriez-vous si un commandant de base militaire vous informait de l’existence probable d’une base impériale ? »
Une lueur sinistre passa dans le regard de Krogson.
« Mais bien sûr ! Je lui interdirais de faire décoller ses fusées et j’enverrais ma propre flotte. Je ne dois pas être bien réveillé. J’aurais dû y penser immédiatement !
— En revanche, continua Schninkle, vous pourriez fort bien lui demander l’autorisation d’engager des manœuvres de routine. Il l’accordera d’office – ce qui vous donnera un prétexte pour faire décoller votre flotte. Une fois dans l’espace, vous maintiendrez le silence radio et mettrez le cap sur l’éclaireur en question. S’il a réellement découvert une base impériale, personne n’en saura rien jusqu’à ce que vous l’ayez fait sauter. Pendant ce temps, je resterai ici pour assurer vos arrières. »
Krogson eut un sourire béat : « Schninkle, c’est un plaisir de vous avoir sous mes ordres. Que diriez-vous d’une promotion au grade de Dévôt Serviteur du Grand Protecteur, huitième classe ? Entre autres avantages, cela vous donne droit à un bon de chaussures supplémentaire !
— Si cela ne vous ennuie pas, répondit Schninkle, j’aimerais autant avoir mon samedi après-midi. »